Témoignage d’une maman aveugle : inaccessibilité dans ce monde pour les personnes en situation de déficience visuelle titulaires de l’autorité parentale

Aveugle, oui, mais Tamara De Icco est une mère célibataire qui respire la vie. Confrontée à une déficience visuelle depuis 31 ans, elle a appris à faire preuve de créativité pour gérer le quotidien. Toutefois, ce qui, pour certains, semble couler de source, relève souvent pour elle d’un véritable défi, qu’il s’agisse des barrières et des préjugés à l’école de sa fille ou sur son lieu de travail. Elle raconte ouvertement, avec humour et une solide dose de confiance en soi, comment elle parvient à ne pas se laisser abattre.
Par Michel Bossart, rédaction tactuel
« Non », déclare Tamara De Icco déterminée. « Le fait que ma fille me connaît depuis toujours comme sa maman aveugle ne signifie pas qu’elle considère ça normal. » Les autres enfants ont tous une mère qui voit. Ce n’est pas un élément à sous-estimer. Aussi cette mère célibataire a-t-elle dû expliquer à sa fille de huit ans dans ses diverses phases de la vie et dans bien des situations ce que voulait dire être aveugle pour bien le lui faire comprendre. « Pour Marie Lou, la situation n’est pas automatiquement claire juste parce qu’elle a côtoyé la cécité dès la naissance. » Bien sûr, il n’est pas nécessaire de ressasser le sujet tous les jours, mais il faut de temps à autre s’y pencher très sérieusement. « Je m’efforce alors toujours de souligner aussi les aspects positifs de ma cécité », explique en riant Tamara De Icco, âgée de 35 ans, qui habite Münchenbuchsee, dans le canton de Berne.
Comment passer du statut d’employée frustrée à celui d’indépendante épanouie
A l’âge de quatre ans, Tamara De Icco est devenue aveugle après une opération. Elle se souvient certes encore des couleurs, mais à peine de sa vie sans déficience visuelle. L’école terminée, elle a achevé avec succès un apprentissage d’employée de commerce. Quelle frustration ensuite de ne pas trouver de travail qui corresponde à ses aptitudes professionnelles en raison de sa cécité. Quelque peu découragée, elle a accepté un poste de réceptionniste dans une aciérie. « Mon travail se limitait à un job de téléphoniste qui ne me sollicitait pas suffisamment. De plus, je n’étais pas très bien intégrée dans l’entreprise », se souvient- elle. Elle y est pourtant restée dix ans. « Puis je suis tombée enceinte. Mon poste était tout à fait compatible avec ma maternité : pas de tâches astreignantes en suspens et un trajet court entre mon domicile et mon lieu de travail. » A cette époque, elle a effectué une reconversion professionnelle en cours d’emploi. « J’avais envie d’exercer un travail à la fois physique et plus proche des gens », explique-t-elle. Au terme de dix-huit mois de formation en cours d’emploi, elle a obtenu son diplôme de masseuse professionnelle, puis a effectué 161 heures de formation à la médecine de base et est aujourd’hui reconnue par les assurances- maladie.
Il y a dix-huit mois, Tamara De Icco a donné son congé pour ouvrir son propre cabinet de massages : « Pas évident de concilier travail, formation, ménage et tâches de mère, tout en développant une activité d’indépendante. Dur dur, mais maintenant que c’est fait, je suis fière d’avoir réussi ! », dit-elle.
Son activité de masseuse indépendante ne marche pas encore aussi bien qu’elle le voudrait, ce qu’elle regrette. Aussi continue-t-elle à travailler quelques heures dans un autre cabinet. « Ma clientèle augmente, mais se mettre à son compte exige bien plus de patience, de temps et de confiance en soi qu’on pourrait le croire. »
Les barrières du système scolaire
Depuis que Marie Lou va à l’école, Tamara De Icco remarque à nouveau davantage combien le monde est peu accessible aux personnes en situation de déficience visuelle : « Les barrières sont omniprésentes dans l’accès aux informations et à la participation », critique Tamara De Icco. C’est parfois très décourageant : « Le nombre d’obstacles dépend du corps enseignant comme de l’institution fréquentée. » Elle trouve fatiguant et frustrant de devoir sans cesse se battre pour son droit à l’accessibilité. Un exemple : « Sans soutien, je serais complètement larguée pour aider ma fille à faire ses devoirs. Chez nous, le système est conçu de telle sorte que les parents doivent apporter de l’aide à leurs enfants. Sans l’assistance des personnes engagées à cette fin, cette tâche serait pour moi impossible. » Malgré la pression subie, il y a un point sur lequel elle ne transige pas : « Marie Lou vient parfois avec des documents à signer. Je ne me laisse pas stresser, mais attends qu’une personne adulte m’ait lu le document pour le signer. » Elle recourt alors aux personnes engagées comme assistantes. Si ces dernières ne reviennent que le surlendemain, la signature attendra le temps qu’il faudra.
Assistance et bureaucratie
Tamara De Icco bénéficie d’une contribution d’assistance de l’AI calculée individuellement. Depuis la scolarisation de sa fille, cette contribution a été réduite. « Pour moi qui élève ma fille seule, sa scolarisation n’a pas vraiment diminué mes dépenses. En grandissant, les enfants ont d’autres hobbies et ils demandent une prise en charge tout autre. » Elle doit donc planifier avec soin quand faire intervenir les assistantes dont elle est l’employeuse. A ce titre, elle s’occupe elle-même de verser leur salaire en fonction des contributions AI, d’établir leur contrat, de payer le montant de leur assurance sociale et de faire leur décompte de salaire. « C’est une tâche administrative très lourde et un peu épuisante, mais c’est comme ça », ajoute-t-elle en haussant les épaules. Le fait que l’AI tient à peine compte du surcroît d’efforts engendré par son activité professionnelle indépendante la frustre un peu tout de même : « Comme si l’AI partait du principe que les personnes en situation de déficience visuelle ne pouvaient pas travailler en tant qu’indépendantes. »
Pourtant, un simple bonjour suffit
Les personnes extérieures à son entourage réagissent fort différemment par rapport à la cécité de Tamara De Icco. La plupart sont abasourdies, se demandant comment elle s’en sort avec un enfant, d’autres expriment leur admiration. Voici quatre ans maintenant que sa fille est intégrée dans le système scolaire, mais bien des parents sont encore déboussolés face à cette situation. « Moi qui suis pourtant une personne communicative, je ne vais plus seule aux rencontres scolaires. » Bien trop souvent, elle s’est retrouvée dans la mêlée sans que personne ne songe même à lui demander si elle avait besoin d’aide. L’assistante qui l’accompagne lui a signalé que les gens la dévisagent longuement, puis s’en vont. « Pourquoi ne disent-ils pas tout simplement bonjour, puisqu’ils me connaissent », se demande-t-elle.

Tamara De Icco a réalisé un rêve en devenant masseuse médicale indépendante. / Photo: Tom Hiller
Un quotidien tout ce qu’il y a de plus normal
Le matin, Tamara De Icco a besoin d’une demi- heure pour elle avant de réveiller sa fille, de la préparer pour l’école et de l’y envoyer. « Je vais toujours sur le balcon pour lui faire au revoir. Marie Lou y tient », ajoute-t-elle tendrement. Quand elle ne doit pas se rendre au travail, elle fait le ménage, les achats, puis prépare le repas. Ce qui l’énerve le plus, c’est de ramasser un objet lorsqu’il tombe pendant qu’elle fait le ménage, « sans parler de l’armoire de ma fille », dit-elle en riant. « Marie Lou n’a aucun ordre. Comment éliminer tout ce qui est trop petit si elle met tout au mauvais endroit… »
Le week-end, la maman et sa fille rencontrent volontiers des amis, par exemple en forêt ou au zoo. Lorsque Tamara De Icco a un peu de temps libre, elle s’entraîne à la course ou au fitness accompagnée d’une personne de Blind-Jogging ou écoute volontiers un livre audio. Autrefois, elle adorait danser, mais a mis momentanément ce hobby entre parenthèses, faute de temps.
Elle gère son quotidien avec les moyens auxiliaires courants tels qu’une canne blanche et ne tarit pas d’éloges pour son smartphone, une aide si précieuse dans la vie de tous les jours : « J’utilise souvent l’appli ‹Be My Eyes› pour connaître le plan d’occupation de la buanderie, ou, devant l’armoire, la couleur de mes bas », ou encore l’appli ‹ Seeing AI › pour lire des documents ou des étiquettes.
Demander de l’aide ne lui pose aucun problème
Son chien-guide est à la retraite depuis trois ans. Pour l’instant, elle ne souhaite pas en reprendre. Son argument : « Certes, il m’a apporté de l’aide, mais aussi donné du travail. Actuellement, un chien, dont il faut aussi s’occuper, est incompatible avec ma vie turbulente et sans lui, la maison reste plus propre… » Elle sourit.
Tamara De Icco fait ses achats soit en compagnie d’une assistance, soit elle se rend directement au magasin et demande de l’aide au service clientèle. « Généralement, ça fonctionne très bien. » Auparavant, elle faisait également ses achats en ligne, mais depuis une mise à jour, l’application est nettement moins accessible, si bien qu’elle renonce presque totalement à cette solution.
Tamara De Icco n’a quasiment aucun contact avec d’autres parents en situation de déficience visuelle. Elle se souvient de deux mères aveugles de ses connaissances, mais qui n’habitent pas sa région. « Dommage, regrette-t-elle, car échanger avec elles pourrait être très intéressant. Toutefois, chacune a sa vie et son cercle d’amis. » Elle a déjà entendu parler d’une association de parents d’enfants aveugles et malvoyants, mais ne connaît pas l’existence d’un réseau de parents en situation de déficience visuelle. « Or, un groupe de ce type pourrait se révéler très pratique. Je me suis battue contre bien des problèmes pour lesquels d’autres, qui sait, auraient eu des solutions à portée de main…»
Quoi qu’il en soit, avec son ouverture d’esprit, son humour et sa lucidité, Tamara De Icco est un exemple qui montre comment il est possible de relever au quotidien les défis de façon constructive et de faire son chemin malgré l’adversité.