Interview de Stefan Rehmann, psychothérapeute: Que vivent psychologiquement parlant les personnes qui deviennent malvoyantes ou aveugles ?

Interview: Ann-Katrin Gässlein

Un assistant social conseille une personne handicapée de la vue. Il est important de bien s'informer de la manière dont les clients perçoivent leur handicap visuel. Photo: kurzschuss, UCBA

Un assistant social conseille une personne handicapée de la vue. Il est important de bien s’informer de la manière dont les clients perçoivent leur handicap visuel. Photo: kurzschuss, UCBA

Lorsqu’une personne devient aveugle, son image de soi change. Radicalement. Dans notre société, cécité et malvoyance ont avant tout une connotation négative. Ainsi une « spécificité » devient une « tare ». Puis se succèdent des pensées du genre : « Les autres ont plus de chances que moi » ou « Je fais partie d’une minorité ». La définition de soi passe par un prétendu déficit et l’on est très vite enclin à mettre toutes ses difficultés sur le compte de celle de ses spécificités que l’on remarque le plus.

Sur quoi ces pensées débouchent-elles ?
Le danger, c’est qu’elles tournent au cercle vicieux. Il suffit d’une mauvaise expérience : au cours de sport, à l’école, l’on est toujours le vient-ensuite lorsqu’il s’agit de former équipe, ce qui contribue à diminuer l’estime de soi de la personne concernée. L’on se met à imaginer des choses qui nourrissent sa peur de l’avenir, ce qui diminue aussi sa créativité. L’imagination se répercute sur son langage corporel. Au fil du temps, ce que l’on imaginait avec angoisse devient réalité : l’on est toujours moins sûr de soi, espérant que personne ne le remarque. Or, c’est naturellement ce qui arrive. C’est le serpent qui se mord la queue.

Quels sont les mécanismes psychologiques spécifiques aux malvoyants, notamment aux enfants ?
Tout enfant apprend à déployer ses talents pour satisfaire ses besoins les plus importants. En font partie l’estime, le soutien, l’amour, mais aussi les outils de contrôle. Si le répertoire personnel de l’enfant suffit à atteindre les objectifs souhaités, le risque de développer des mécanismes pathologiques, comme se faire continuellement remarquer ou devenir malade psychologiquement, est faible. Par contre, lorsqu’un enfant ne parvient à satisfaire ses besoins, il conçoit fréquemment d’autres stratégies avec lesquelles il peut se nuire à lui-même. Un comportement dysfonctionnel consiste par exemple à tenter par tous les moyens de capter l’attention, en quête d’une tendresse (que l’on ne reçoit pas). Les enfants handicapés de la vue ont souvent tendance à perdre confiance en leurs propres ressources, en leurs propres talents. Ils se demandent alors : « Que puis-je offrir pour me faire apprécier ? ».

Et qu’en est-il des adultes qui perdent la vue ?
Avec le handicap visuel, ils appréhendent différemment leur environnement. Concrètement, lorsque l’on se déplace avec une canne blanche ou que l’on se repère dans les limites de son champ de vision, le monde physique qui nous entoure est différent. Quant au quotidien, il est surtout fait de stratégies de compensation et de formidables efforts d’adaptation qui, couronnés de succès, peuvent déboucher sur une nouvelle confiance en soi. Être aveugle est alors perçu comme une autre manière d’être, comme une spécificité. Certes également synonyme de perte – l’on ne peut notamment plus conduire –, cette spécificité renvoie au vieillissement, un processus toujours accompagné de limitations, dont l’ultime est la mort.

En tant que psychologue et psychothérapeute, vous travaillez avec des personnes concernées comme avec des professionnels rattachés à la typhlophilie. Qu’est-ce qui est important pour les spécialistes ?
Avant tout, ils doivent être bien informés de la manière dont leurs clients perçoivent leur malvoyance ou leur cécité : avec méfiance, réticence ou circonspection ? De leur attitude dépendra en effet les possibilités pour les spécialistes de motiver les personnes concernées à mieux gérer leur handicap, notamment pour ce qui a trait à la mobilité ou aux moyens auxiliaires.

Parmi les personnes malvoyantes et aveugles, quelles attitudes les professionnels rencontrent-ils ?
D’aucuns font parfois preuve d’une méfiance excessive, d’où, pour eux, la difficulté d’accepter l’aide de tiers. Peut-être leur principale motivation avait-elle toujours consisté à ne dépendre de personne. Et voilà que l’on devient aveugle. L’on commence alors par s’insurger contre toute velléité d’aide. Lorsque cette dernière devient incontournable, on l’accepte bon gré mal gré, tout en la refusant dans son for intérieur. Le handicap visuel ayant toujours des répercussions sur les échanges avec les autres, ces derniers ressentiront immanquablement l’aversion éprouvée. Aussi les professionnels, dont le souhait et le devoir consistent à soutenir la personne concernée, se heurteront, au cours de ces échanges, à de la méfiance. Certes, elle n’est pas dirigée contre eux personnellement, mais découle des dispositions psychologiques de la personne handicapée de la vue. Pourtant, de là à penser « Il a quelque chose contre moi, contre les gens en général », le pas est vite franchi.

Parmi les personnes handicapées visuelles, certaines adoptent une réaction d’évitement. Ayant probablement déjà été blessées, elles se ferment à toute communication. Difficile alors de les atteindre pour les motiver. Un vrai problème pour le professionnel, car ce comportement affecte non seulement la qualité de leur relation, mais aussi le succès de son propre travail.

Méfiance et circonspection sont-elles monnaie courante chez les personnes handicapées de la vue ?
Fondamentalement, la manière d’établir une relation ne diffère guère, que la personne soit voyante ou non. Je constate cependant que dans leur grande majorité, socialement, les personnes aveugles et malvoyantes sont particulièrement adaptées et évitent les conflits. Sachant qu’un jour où l’autre, elles pourraient avoir besoin d’une quelconque aide, elles s’efforcent de ne pas contrarier autrui, même si parfois, elles diraient bien : « Non merci, je ne souhaite pas d’aide pour l’instant et je n’en ai pas besoin ».

Quel grand problème l’aggravation du handicap visuel pose-t-elle ?
Le fait de lutter ou de résister contre la malvoyance ou la cécité à venir fait perdre bien trop d’énergie. L’on s’efforce d’utiliser au mieux l’acuité visuelle encore disponible. On est toujours sur le qui-vive, à se demander : « Qu’en est-il de ma vue aujourd’hui ?». Ce faisant, l’on risque de négliger ses autres sens. De même, le fait de reporter sans cesse l’utilisation d’une canne dévore des trésors d’énergie. Lorsque l’on renonce longtemps à s’en servir pour ne rien perdre de sa dynamique, les forces ainsi dépensées font défaut pour d’autres activités.

Quelles sont les caractéristiques typiques du glaucome ?
Le glaucome est une maladie oculaire imprévisible. Le potentiel visuel, tributaire de la luminosité ambiante et des conditions météorologiques toujours perçues différemment, varie constamment. Les personnes concernées ont de la peine à traduire en mots ces variations de la vision. L’entourage s’étonne : parfois il voit, parfois pas… Pour la personne concernée aussi, la non constance de l’évolution du handicap visuel est épuisante.

Comment se déroule généralement une psychothérapie ?
La thérapie consiste avant tout à trouver des « créneaux » pour stimuler les stratégies de compensation. Il convient de donner à la personne un environnement social solide, de nouveaux outils de contrôle et de lui apporter soutien et confiance. En fait, il s’agit toujours de trouver des réponses aux questions suivantes : Comment vivre sans savoir comment les autres me voient ? Comment apprendre à accepter de ne plus tout maîtriser ? Enfin, quelle importance ces éléments ont-ils par rapport à mon besoin de sécurité ?

Merci de m’avoir accordé cet entretien.

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Stefan Rehmann, psychologue et psychothérapeute, travaille au Centre de psychiatrie du Haut-Valais, à Brigue. Il y est responsable adjoint du service ambulatoire. Il est également intervenant dans le cours UCBA alémanique sur les aspects psychologiques d’un handicap sensoriel. Atteint d’une rétinite pigmentaire, il est devenu aveugle vers l’âge de 15 ans.

Les personnes apparaissant sur les photos ne sont pas des patients de Stefan Rehmann.