Alena Halmes a conçu des verres à cocktail en s’inspirant des perceptions des aveugles de naissance. Ce faisant, elle a découvert une nouvelle méthode de design. Compte rendu d’un travail de bachelor étonnant, récompensé par un lapin en bronze.

Par Claudia Schmid

Lors d’une visite au restaurant dans le noir « Blinde Kuh », à Bâle, Alena Halmes s’est retrouvée dans un monde auquel elle allait consacrer son travail de bachelor intitulé « Augen zu » (Les yeux fermés).

Comme tous les convives voyants qui y mangent dans l’obscurité totale, elle s’est forcément mise à percevoir différemment, et plus intensément, non seulement l’espace, mais aussi la forme des objets sur la table. « Ce soir-là, je me suis demandé quelle forme on trouve belle quand on ne voit rien », se souvient la designer. C’est ainsi que, des mois plus tard, les personnes non voyantes sont devenues la clé de son travail de fin d’études à l’Institut de design industriel du College of Art and Design (HGK) de Bâle. En effet, elles l’ont aidée à apporter des réponses à la question de la perception esthétique au-delà de la vision. Lors de la conception de sa collection de verres à cocktail, la perception tactile et l’acoustique furent au centre de son travail.

À l’affût de perceptions différentes

Alena Halmes s’est immergée dans la vie quotidienne des personnes malvoyantes et aveugles avec une totale insouciance. Elle y a découvert que parfois, les personnes jadis voyantes vont jusqu’à oublier les couleurs si elles ne font pas régulièrement l’effort de s’en souvenir, ou qu’elles recourent volontiers aux claquements de langue pour mieux s’orienter dans une pièce. Les conversations les plus captivantes ont tourné autour de la beauté. Les aveugles apprécient tout particulièrement un bol conçu dans une matière noble et qui sonne bien lorsqu’on le touche.

Après plusieurs phases d’expérimentation portant sur les sons et les matériaux, ainsi qu’un « repas à l’aveugle » avec cinq amies « condamnées » à cuisiner et manger les yeux bandés et en utilisant divers objets présents dans sa cuisine, Halmes a opté pour le thème des verres : faciles à saisir, ayant une belle acoustique et conçus pour « porter un toast », ils sont donc bien partie de nos interactions, de nos coutumes.

Alena Halmes a étudié l’histoire et la forme des verres à vin, et les a déformés pour découvrir la manière dont les sons changent au fil de ces métamorphoses. Elle a donc décidé de traiter séparément l’effet tactile et le son des verres. « Mon but était de faire épouser au verre la forme d’un son », explique Alena Halmes. Il s’agissait donc d’établir une nouvelle théorie des formes et de formuler des règles de visualisation des sons. À ce stade, le dessin et le croquis libres devinrent essentiels. Alena Halmes commença par dessiner des verres à vin représentant des sons. Partant du principe que les personnes aveugles touchent les objets de bas en haut pour éviter de tâtonner dans le vide, elle a également esquissé ses sons et ses tons du grave à l’aigu.

Quelle est la forme de l’eau ?

En feuilletant le carnet de croquis d’Alena Halmes, on découvre des centaines de verres ; déformés, inclinés, striés. Le verre incarnant la voix d’un chanteur a des bords nervurés ; à l’extrême droite, un verre semblable à une colonne vibre – c’est ainsi que la designer se représente le son d’un moteur. Plus elle dessinait, plus ses esquisses devenaient délirantes. « C’était très libérateur. J’ai pu rompre avec les formes usuelles qui reposent sur la vue ».

Alena Halmes ressentit l’envie de laisser à des personnes aveugles de naissance le soin de traduire des sons dans des formes de verres. Il s’agissait désormais avant tout de savoir comment ces personnes se représentaient le bruit de l’eau. Comment peuvent-elles imaginer quelque chose d’aussi fluide et insaisissable au toucher ? Deux femmes aveugles de naissance, que la designer a rencontrées pour un entretien, l’ont aidée dans cette tâche. L’une d’elles lui a décrit le bruit des bulles de la manière suivante : « Des bulles d’air sur l’eau, de tailles différentes, qui évoluent de bas en haut. Elles sont rondes et douces ». Ou, lorsqu’elle décrit le sifflement de l’eau qui bout : « L’eau se trouve au fond d’une forme ronde et profonde, telles des lignes qui s’allongent et se mélangent pour se dissoudre en s’évaporant ».

Lors d’une première phase de création, Alena Halmes a traduit les mouvements de l’eau – notamment un tourbillon, un écoulement et un robinet – par des maquettes en carton. Le « verre à bulles », par exemple, est un grand récipient avec un fond de bulles. La designer a transformé le tourbillon en un verre à cocktail orné de gouttes d’eau qui penche comme la tour de Pise. Il est également intéressant de voir comment une femme aveugle a imaginé le robinet : « L’eau coule, comme à partir d’un point apposé en hauteur, où ses filets se rejoignent en un jet, pour ensuite se retrouver dans le lac ».

Voir, entendre et ressentir

Alena Halmes a extrait, une à une, les caractéristiques les plus marquantes de ces descriptions. Elle les a traduites par des formes auxquelles elle a donné vie dans la version définitive de sa collection de verres à cocktail. Ainsi, le lac est représenté par une coupelle évasée et peu profonde dotée d’un large rebord horizontal. Ce verre est accompagné d’une cuillère à cocktail ayant la forme d’une série de sphères symbolisant des gouttes d’eau tombant d’une cascade dans le lac.

Le bruit de l’eau en ébullition est illustré par une coupe ornée de bulles pointant vers l’intérieur. La forme rend fidèlement la description du son, avec de « nombreuses petites bulles qui convergent vers le haut ». Les creux formés par les bulles rendent cet objet particulièrement facile à tenir. Il est doté d’un couvercle en verre surmonté d’une cheminée par laquelle de la « fumée » peut s’échapper. Selon l’artiste, ce verre pourrait être utilisé, par exemple, pour servir des cocktails produisant comme de la fumée. Lorsque l’on soulève la cloche, le verre émet un son.

Sans le souffleur de verre Wilfried Markus, qui possède un atelier à Rheinfelden, en Allemagne, Alena Halmes ne serait jamais parvenue à réaliser des formes aussi audacieuses – c’est lui qui l’a aidée à concrétiser la mise en œuvre du projet. Grâce à une précision de maître dans les plans de la designer, établis à l’échelle 1:1, dans ses dessins et dans ses explications, il a réalisé cinq verres qui traduisent les sons de l’eau. Après cette longue phase théorique, l’artisanat classique est enfin entré en jeu, même si elle-même n’a pas pu mettre la main à la pâte, dit la créatrice. « J’ai été fascinée par la rapidité et l’intuitivité du processus de soufflage, et il ne m’a pas été facile de dicter, en si peu de temps, la marche à suivre à Wilfried Markus ». La réalisation d’un verre a pris à peine une demi-heure.

Son projet « Augen zu » (les yeux fermés) a sensibilisé Alena Halmes au monde intérieur des personnes aveugles de naissance, dans lequel elle s’est immergée. Échappant à l’approche visuelle omniprésente du monde, elle a élaboré une méthode permettant de concevoir des formes nouvelles. Les verres à cocktail, utilisables par tous, ne doivent pas demeurer à l’état de concept. Alena Halmes, qui s’adonne à de petits boulots dans la gastronomie, aimerait faire découvrir ses créations à un large public. Elle sait déjà quelle boisson servir dans quel verre. Un Negroni trouvera parfaitement sa place dans le « verre à sifflet », qui comporte un corps rotatif posé de travers sur trois « tubes à sifflet », c’est-à-dire trois pieds cylindriques remplis de gin, de vermouth et de campari, tandis que le verre lui-même contient une orange.

* Cet article a paru pour la première fois dans la revue alémanique « Hochparterre ». Nous remercions l’éditeur et l’auteure, Claudia Schmid, de nous avoir permis de le publier dans tactuel.