Reportage d’une représentation audiodécrite « La vie parisienne »

par Carol Lagrange

Mercredi 21 décembre, fin d’après-midi. En prélude à une représentation de l’opérette « La vie parisienne » de Jacques Offenbach, l’Opéra de Lausanne ouvre ses portes à 19 personnes aveugles et malvoyantes et leurs accompagnants respectifs pour une visite tactile des décors du spectacle.

La visite des coulisses commence sous la grande horloge de gare. Photo : Sylvain Chabloz

La visite des coulisses commence sous la grande horloge de gare.
Photo : Sylvain Chabloz

Conduit par Laurence Amy et Stéphane Richard, audiodescripteurs de la représentation de ce soir, le groupe de personnes aveugles et malvoyantes parcourt les couloirs de l’Opéra de Lausanne jusqu’aux coulisses et à la scène. La visite des décors commence. On décrit oralement la salle, ses mesures, ses balcons et la fosse d’orchestre. Puis le groupe est invité à toucher les cinq piliers en bois présents sur scène et leurs fioritures. Un décor qui représente la gare d’Orsay de Paris. Son horloge monumentale et ses lustres ne manquent pas à l’appel. Sur le sol, une horloge également avec deux anneaux tournants sur lesquels les artistes exécuteront des chorégraphies. Au fond de la scène, une carte du métro parisien. La visite tactile se poursuit avec la possibilité de palper certains costumes que porteront les protagonistes de l’opérette, ainsi que des accessoires importants de l’histoire.

18h30 – le régisseur, des comédiens et danseurs s’agitent en coulisses, on entend les premières notes de répétition de l’orchestre. Il est donc l’heure de quitter la scène et de profiter d’une collation avant le début du spectacle.

Des difficultés de compréhension et de concentration

Pour les personnes aveugles et malvoyantes, écouter de la musique est une activité totalement accessible en soi. Mais qu’en est-il de l’opéra ? « Sans audiodescription, j’aurais de la difficulté à assister à un opéra », explique Madame Marianne Castella, aveugle. « Cela demande une attention extrême vu que beaucoup d’actions se déroulent simultanément. Pour pouvoir suivre une représentation qui n’est pas audio-décrite, il faudrait que je connaisse l’histoire, que je me documente avant en lisant éventuellement le livret et que je puisse demander à mon accompagnant de me souffler certains détails scéniques sur le moment même. La musique et son rythme aident à comprendre l’histoire, certes, mais ce n’est guère suffisant », continue Madame Castella. Outre les problèmes de compréhension, les personnes aveugles et malvoyantes doivent se concentrer plus que de raison pour pouvoir suivre l’histoire.

19h, dans un salon de l’Opéra, l’ambiance est détendue et conviviale. Casques et billets en main, notre groupe termine tranquillement l’apéritif offert par l’établissement et commence à se rendre en salle. Confortablement installés, les spectateurs aveugles et malvoyants branchent leurs casques. « Opéra-bouffe en 4 actes, écrit par Jacques Offenbach, la Vie Parisienne a été réalisée à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 », racontent les audiodescripteurs. Ils enchaînent avec la présentation de la scène, de l’histoire, des acteurs et de la direction artistique (chorégraphie, costumes, musique, etc.). Pendant ce temps, la salle se remplit pour parvenir rapidement à son comble.

19h30, la sonnerie retentit, les lumières s’éteignent, le rideau se lève en musique sur une gare d’Orsay en pleine effervescence ! L’audiodescription démarre : déplacements, décors, costumes, attitude des comédiens, il faut situer très vite l’ensemble des tableaux et des scènes, avec peu de mots, mais de manière juste.

Un processus récent et complexe

Grande scène chantée et dansée sous les lumières de la gare! Photo : Sylvain Chabloz

Grande scène chantée et dansée sous les lumières de la gare!
Photo : Sylvain Chabloz

Audiodécrire un opéra est une démarche assez récente. En France, le premier opéra audiodécrit date de 1993, alors qu’en Suisse cela remonte à 2012. Pour l’heure, ce sont deux associations romandes, Dire pour Voir à Genève et Ecoute Voir dans le reste de la Suisse romande, qui proposent ce type de prestations. En Suisse alémanique, les opéras ne sont pour le moment pas encore audiodécrits, mais l’association Ecoute Voir projette d’organiser prochainement une volée de formation d’audiodescripteurs avec des participants bilingues. L’audiodescription d’un opéra est un travail assez complexe qui demande beaucoup de temps. « En général, une minute de spectacle correspond à une heure de travail. A deux personnes, il nous a fallu environ 140 heures pour audiodécrire l’opérette de ce soir. Nous devons aussi nous rapprocher de l’équipe artistique, comprendre les choix du metteur en scène pour peaufiner notre audiodescription et veiller à respecter les temps de parole et de musique des artistes », explique Stéphane Richard, audiodescripteur d’Ecoute Voir. Lorsqu’ils arrivent au terme de leur travail, les audiodescripteurs assistent à une ou deux répétitions du spectacle pour effectuer les modifications nécessaires de placement ou contenu de texte.

22h15, la représentation se termine sur un final haut en couleurs et enjoué avec les choristes, les danseurs et les protagonistes principaux. Essoufflé, le chef d’orchestre monte sur scène, accompagné d’un tonnerre d’applaudissements. Les artistes saluent triomphalement le public. Le rideau tombe. Place aux impressions et au ressenti des spectateurs ! « J’aime applaudir. J’ai aimé les chants du chœur. C’était une musique entraînante, joyeuse, qui m’a mise de bonne humeur », raconte Madame Pierrette Grosjean, malvoyante. « Sans l’audiodescription organisée par Ecoute Voir, je ne serais jamais venue. Après un spectacle comme cela, je suis épuisée, mais l’expérience en vaut bien la chandelle. En plus, c’est l’occasion de faire une sortie, de voir les gens qu’on aime bien et surtout de ne pas devoir expliquer son handicap. » De son côté, Madame Muriel Siksou, malentendante-malvoyante, est ravie d’avoir pu profiter d’un cadre aussi magnifique et d’avoir pu participer à la vie culturelle lausannoise : « La musique m’a procuré des sentiments et m’a aidé à comprendre toute la gaieté et l’insouciance présentes dans cette opérette ».

Madame Grosjean, Madame Castella, Madame Siksou et le reste du groupe de personnes malvoyantes et aveugles repartent enchantés et prêts à revivre l’expérience au plus vite. De son côté, Corinne Doret Bärtschi songe déjà à programmer en 2017 un opéra en italien en audiodescription et à offrir la possibilité aux personnes concernées de se préparer à l’avance. Un opéra qui nécessitera probablement plus de 100 heures de travail pour l’audiodécrire.