Christoph Ammann, journaliste spécialisé dans le tourisme, a perdu la vue. En revanche, il ne manque ni de force, ni d’idées, pour défier les obstacles au quotidien. Lors de ses déplacements, il est tributaire du soutien de ses collègues.

Par Christoph Ammann

Au marché de Binjiang, à Taipei, règne ce matin-là une grande effervescence : des femmes s’affairent avec leurs sacs à provisions. Sur leur scooter, de jeunes hommes klaxonnent pour se frayer un chemin, et dans le ciel vrombissent les moteurs des avions de l’aéroport de proximité en partance pour Séoul ou Shanghai. Impitoyable, le couperet d’un boucher s’abat sur des poulets tandis que sur le stand voisin, des employés zélés remplissent à la pelle d’immenses récipients en plastique de foies et de cœurs de volaille. Un cuisinier remue une soupe de nouilles fumantes. C’est ainsi que vit, haut en couleur, un marché asiatique. Du pain béni pour les caméramans, les photographes et les collègues journalistes du petit groupe avec lequel je déambule dans le marché taïwanais.

Pour ma part, je m’inspire surtout des odeurs et des bruits pour me représenter la scène. De temps à autre, des souvenirs viennent s’y mêler, parfois, je dois recourir à mon imagination, car je ne peux plus me fier à ma vision. Aveugle, j’exerce une profession tout compte fait impropre à la cécité. Depuis 33 ans, je suis journaliste de voyage. En 2010, mes yeux se sont opacifiés. En quelques mois, je suis devenu aveugle. Aujourd’hui, je ne perçois que des sources lumineuses, telles réverbères allumés dans la rue, fenêtres et soleil. Tout comme mon père et mon grand-père, je suis atteint d’une rétinite pigmentaire. Toutefois, contrairement à mes aïeuls, je bénéficie d’un avantage inestimable : les nouvelles technologies me permettent de travailler avec mon ordinateur en utilisant mes oreilles et non mes yeux. J’entends tous les caractères, à mesure que je les frappe, rédige mes textes en me servant de raccourcis clavier et la synthèse vocale de mon ordinateur me lit journaux, notes et recherches. En tant que chef de la rédaction de la rubrique « Voyages » des journaux « SonntagsZeitung », « Tages-Anzeiger » ou « Berner Zeitung » notamment, qui font partie du groupe Tamedia, il m’incombe de planifier et de coordonner les articles de la rubrique. Je suis également chargé de briefer nos collaborateurs externes et internes, de réviser leurs textes et d’échafauder des idées et des scénarios. Ma tâche préférée : rechercher moi-même des récits de voyage. Environ 50 jours par an, je suis en déplacement. Mes destinations et la forme de mes voyages se sont adaptées à mon handicap : les trekkings en Mongolie et les safaris en Afrique du Sud n’ont plus grand sens pour moi. Hormis mon excursion à Taiwan et un récent voyage à Dubaï, je privilégie aujourd’hui les destinations suisses et européennes. Cela a l’air simple, mais pour moi, tout projet implique des préparatifs minutieux. Je ne peux pas simplement partir sur-le-champ. Il s’agit d’informer mes partenaires sur place de mon handicap et de concevoir un programme si possible sans barrières et adapté à une personne aveugle. Et surtout, rien n’est envisageable sans un accompagnement spécialisé. Que ce soit pour faire le tour de l’Île de Jersey, pour visiter le marché de Noël de Nuremberg ou pour séjourner dans un centre de vacances aux Grisons, une personne aveugle doit pouvoir compter sur une assistance fiable, qui le conduise à travers les contrées inconnues, lui lise les menus dans les restaurants et lui montre les pièges insoupçonnés de sa chambre d’hôtel. De nos jours, ces derniers se présentent moins sous la forme de seuils ou d’accès périlleux à la douche que sous celle du fonctionnement de la climatisation, de la lumière ou de l’ascenseur. En effet, toujours plus d’hôtels travaillent avec des écrans tactiles, inaccessibles à une personne aveugle.

Capter les atmosphères, saisir les détails et corroborer le tout avec des faits irréfutables : le travail du journaliste touristique a peu changé sur le terrain. Certes, j’ai troqué mon bloc-notes contre un dictaphone qui enregistre mes impressions. J’interviewe le plus possible d’interlocuteurs et d’informateurs. Plus que par le passé, je suis également tributaire de descriptions fidèles, au détail près, de mon guide local ou de mon assistant. Parfois, mes questions insistantes concernant l’arc de décharge d’une fenêtre dans un dôme, les couleurs qui prédominent dans un hôtel lui courent sur le haricot. Or, en lien avec mes interviews et mes recherches factuelles, ces éléments, apparemment anodins, font précisément la saveur de mes récits.

A la question récurrente posée à un voyageur aveugle : « Tes autres sens se sont-ils améliorés depuis que tu ne vois plus ?», je réponds : « Je n’entends, ne sens, ne savoure ou ne touche pas mieux qu’avant, mais ma situation me force aujourd’hui à utiliser de manière plus affinée mes quatre sens encore intacts ». Lorsque je me déplace seul, par exemple, je m’oriente aux bruits. Le claquement de ma canne blanche sonne autrement en rase campagne qu’en ville. Je fais aussi attention aux odeurs. En effet, l’odeur d’une boutique de confection n’est pas la même que celle qui émane d’une boulangerie. De plus, les courants d’air trahissent carrefours, interruptions de façades ou ponts. Le prolongement blanc de mon bras longe la bordure du trottoir, les pavés et les marches.

Près des gares et des arrêts de bus, les lignes de guidage sont indispensables pour notre sécurité comme pour notre orientation. Grâce à elles, je parviens sans problème à me rendre seul de chez moi, dans la campagne zurichoise, à mon lieu de travail, le siège principal de Tamedia, situé à la place du Stauffacher, à Zurich.

Malheureusement, ces aides tactiles n’existent de loin pas partout. Dans des pays moins riches notamment, l’on ne compte pas les trous sur les trottoirs, les égouts non protégés, les passages piétons non sécurisés. Depuis que je ne vois pour ainsi dire que dalle, j’ai abandonné illusions et surestimations. Lorsque je me déplace seul, j’opte pour la prudence, de sorte que je me retrouve rarement dans une situation vraiment délicate. Je trébuche même moins dans l’escalier qu’autrefois, quand je croyais bien voir. Toutefois, s’en remettre entièrement à son guide ne constitue pas toujours la panacée. Récemment, alors que j’étais en route avec un collègue, qui n’avait jamais encore accompagné une personne aveugle, nous parlions et blaguions, chemin faisant à la gare de Zurich. Or, en empruntant l’escalator, mon guide n’a pas pensé au fait que deux personnes prennent plus de place qu’une seule. Et voilà que je me suis cogné la tête contre un obstacle métallique. Le sang se mit à jaillir de la plaie ouverte sur mon front. Je me suis ressaisi rapidement. Mon collègue, inconsolable quant à lui, se serait bien enfoui sous terre tellement il avait honte. Après l’avoir rassuré, je l’ai convaincu de poursuivre notre excursion. Courage et confiance réciproques sont nécessaires.

Christoph Ammann (61 ans) travaille auprès de Tamedia comme journaliste touristique, où il est responsable de la rubrique voyages du « SonntagsZeitung » ainsi que de bien d’autres journaux. Ce père de famille habite le Weinland zurichois. Il y a huit ans, il est devenu aveugle.