« Parfois, tous les signaux sont au rouge »
Le point de vue du service social

par Michel Bossart, rédaktion tactuel
Une surdicécité bouleverse la vie à jamais. Astrid von Rotz, la cheffe du service social, explique pourquoi continuer d’avancer ne dépend pas uniquement de l’acceptation du handicap, mais aussi de la vivacité, de l’estime de soi – et des ponts que chacune et chacun doit construire.
Astrid von Rotz décrit en ces mots les moments où « tous les signaux sont au rouge » : « Alors que tu passes un moment détendu dans un groupe où tout le monde parle, rigole, passe sans peine d’une discussion à l’autre, tu ne comprends plus rien, tu te sens piégé. Peut-être que tu n’as personne pour te ramener et que ton taxi n’est prévu que dans deux heures. Quand tu es sourdaveugle, tous les signaux passent au rouge. Et soudain, ta propre identité s’effrite. Des personnes habituellement sociables et sûres d’elles perdent tout d’un coup pied et éprouvent une profonde solitude. »
Ces images l’accompagnent depuis des années. Astrid von Rotz travaille depuis plus de vingt ans à l’UCBA. Depuis 2021, elle dirige le service social du service spécialisé en surdicécité. Son but est d’éviter que ces signaux rouges dominent la vie des personnes concernées. « Quand on parvient à atténuer les signaux d’alarme – qu’ils passent du rouge vif à l’orange, ou même au vert – on a déjà bien avancé. » Mais comment y arriver ?
L’acceptation – trop dure ou essentielle ?
Dans son travail, elle rencontre des personnes qui vivent très différemment leur diagnostic. « Certaines me disent : ne me demandez pas d’accepter mon handicap. C’est trop dur. D’autres estiment que l’acceptation représente à 98 % le principal ingrédient pour pouvoir continuer à vivre. Pour d’autres encore, l’acceptation s’arrête à l’aspect médical ; elles savent que la déficience est là, mais refusent ses conséquences en disant : je vais être handicapée. Partout. »
Pour Astrid von Rotz, le terme « acceptation » est ambivalent. « Je préfère parler de la recherche d’une nouvelle qualité de vie et d’un nouveau sentiment de cohérence où les tiraillements intérieurs diminuent. On y parvient plus ou moins bien selon la situation. L’acceptation a quelque chose de définitif. À titre de comparaison : le contraire de la dépression n’est pas le bonheur, mais la vivacité. Si je garde ma vivacité, je suis ouverte à la nouveauté, prête à essayer des moyens auxiliaires, à chercher des stratégies créatives. En tant que spécialiste, je trouve cette diversité et l’échange à ce sujet passionnants. J’accepte simplement les gens tels qu’ils sont. »
Dans son travail quotidien, elle assiste aussi à des moments de sidération. Quand quelqu’un n’ose plus explorer de nouvelles voies, ne fait plus que subir, une sonnette d’alarme retentit en elle : « Pour moi, c’est le signe que cette personne n’est pas seulement sourdaveugle, mais peut-être aussi en dépression. » Elle fixe alors des limites claires : « En tant que travailleuse sociale, je peux la conseiller sur ses droits, lui indiquer des personnes aptes à l’accompagner ou des services proposant des offres intéressantes, comme des fiduciaires, de l’aide à domicile, etc. Mais si les forces lui manquent, si sa curiosité s’éteint, il faut faire appel à des psychologues. »
Se battre, fuir… ou apprendre à communiquer
Astrid von Rotz a déjà plusieurs fois entendu la phrase : « Sans un assistant ou une assistante, je me sens seul au milieu des gens. C’est comme si j’étais entouré d’un voile qui me sépare des autres. » Elle évoque une image qu’elle utilise volontiers pour expliquer comment se sortir d’une telle situation : la reine Elisabeth avait un petit sac qu’elle déplaçait, par exemple, de gauche à droite sur la table pour montrer discrètement à son entourage qu’elle souhaitait quitter les lieux. Les personnes sourdaveugles peuvent aussi définir ce type de signal. Elles doivent apprendre à sentir : Quand est-ce que ça me fait trop ? Quand mon signal interne passe-t-il à l’orange ? Comment agir ? Dois-je me battre pour participer ou reconnaître que j’en ai eu assez pour aujourd’hui et m’en aller ? « Ce n’est absolument pas un aveu de faiblesse, mais une stratégie saine que même les reines appliquent », affirme la spécialiste avec conviction. Ce qui est important, c’est de renforcer l’estime de soi. « L’estime de soi est toujours en lien avec notre vis-à-vis. Il faut communiquer, expliquer sa réalité aux autres et trouver comment gérer ensemble les nouvelles limites. » Sa recette : élaborer des scénarios « si…, je ». Si ça me fait trop, je quitte la pièce. Ou : si je ne comprends rien, je demande directement des explications. « Ce sont des petits pas qui permettent de reprendre le contrôle. »
Prendre au sérieux le sentiment de honte
Tout le monde se rend compte des limites du handicap. Aux proches, elle conseille essentiellement de s’intéresser à la réalité de cette vie à redessiner, de parler de leurs propres limites et de chercher ensemble des stratégies. Par exemple convenir de ce que l’on fait lorsque l’autre veut rentrer plus tôt à la maison. « Cela peut déjà être un pont qui se construit. L’essentiel est que personne n’ait l’impression d’être mis de côté. »
Prendre au sérieux le sentiment de honte de la personne concernée peut parfois se révéler utile. « Si quelqu’un n’a plus envie de manger en public parce qu’il se sent observé et a peur de se tacher, le laisser manger dans sa chambre peut aider. Cela doit rester une solution transitoire. Il ne s’agit pas de se résigner définitivement. Le calme instauré peut donner lieu à un nouvel élan », explique Astrid von Rotz.
Des ponts des deux côtés
La cheffe du service social s’oppose à ce que seules les personnes concernées soient tenues d’accepter psychologiquement leur déficience ; nous devons toutes et tous accepter que les écarts par rapport à la norme font partie de la vie. Elle évoque une autre métaphore : « Un pont ne tient que s’il est construit depuis les deux rives. Si le travail ne se fait que d’un côté, le pont finira par s’effondrer. » Autrement dit : la personne concernée et son entourage doivent faire preuve de la même volonté de s’investir et d’apprendre.
Les membres de son équipe et certains des bénévoles et des assistantes et assistants à la communication de l’UCBA suivent des séances de logopédie pour apprendre à parler plus clairement, distinctement et « lisiblement » et acquérir la langue des signes, le Lorm et la communication haptique. « Ces adaptations facilitent énormément la communication », indique Astrid von Rotz. Elle sait que la démarche ne change pas seulement la vie des personnes en situation de déficience, mais aussi celle des autres. « En faisant des efforts, nous élargissons la notion de norme. Nous ouvrons un peu plus le chemin praticable. Vivre cette expérience nous donne à toutes et à tous le courage d’être aussi exigeants ailleurs ; d’être plus audacieux, de demander de l’aide et d’en proposer. Cette force morale s’entraîne au quotidien, et tout le monde peut en tirer des leçons. »
Plus d’ouverture
Astrid von Rotz fait le bilan de ses 30 ans d’expérience professionnelle : « Oui, les tabous ont reculé par rapport au passé. Aujourd’hui, on parle plus ouvertement d’un handicap dans la famille ou dans l’entourage proche. » De plus, les progrès techniques ont considérablement amélioré la qualité de vie de nombreuses personnes présentant une déficience sensorielle, et l’IA ouvre désormais de nouvelles possibilités fulgurantes, comme la reconnaissance de la voix et de l’environnement. Mais dans le cas d’un double handicap sensoriel, ces progrès atteignent eux aussi rapidement leurs limites, parce que les sens touchés ne peuvent plus se compléter » prévient-elle. D’où la nécessité de toujours pouvoir compter sur des assistantes et assistants bien formés. Malheureusement, ce besoin n’est pas assez reconnu. « Les personnes sourdaveugles ont le choix entre se déplacer seules dans le monde, parfois au péril de leur vie, sans possibilité de communiquer avec les autres – car qui connaît la langue des signes tactiles ou le Lorm ? – ou rester isolées chez elles. C’est humainement et socialement inacceptable ; nos signaux à nous, en tant que société, doivent passer au rouge vif ! C’est dans ce sens que va notre engagement dans la représentation politique des intérêts. »
À la fin de l’entretien, la principale image qui me reste est celle des signaux lumineux. Et pour citer une fois encore Astrid von Rotz : « Il ne s’agit pas de faire en sorte que les signaux ne soient plus jamais au rouge. Si nous parvenons au moins à transformer le rouge vif en orange – ou même en vert clair – la vie des personnes malvoyantes et sourdaveugles – et finalement de la société tout entière – retrouvera un peu de vivacité. »


