L’«éthique de la sollicitude» se propose de reconsidérer les relations de dépendance. La philosophe Eva Feder Kittay défend une «éthique de la sollicitude». Plutôt que de décrier la dépendance, nous devrions apprendre à apprécier les relations de dépendance et faire preuve d’une attitude de sincère sollicitude.

par Ann-Katrin Gässlein

La fin des années soixante vit naître, aux Etats-Unis, le mouvement pour la vie autonome. Selon la philosophe Eva Feder Kittay, elle-même mère d’une fille lourdement handicapée mentale, ces pionniers se sont contentés de revendiquer la «norme de l’indépendance» pour eux-mêmes, sans jamais la mettre en cause. En prenant l’indépendance comme norme absolue d’une société libre, la sollicitude (anglais: care) devient alors, selon Kittay, «une mesure qui s’impose à l’individu pour habiter sa vie si bien que la personne handicapée devient demandeuse et le soignant part intrinsèque du problème.» L’Etat et certaines structures de la société ne sont pas les seuls à créer des dépendances. Les fournisseurs
professionnels de prestations et les soignants en sont tout autant responsables.

Chacun a des relations
Eva Feder Kittay est convaincue que la sollicitude est essentielle pour permettre une vie digne aux personnes souffrant de handicap. Elle est consciente qu’une éthique axée sur la sollicitude fonctionne autrement qu’une éthique de justice. Dans l’idée moderne de justice, les rapports reposent sur des personnes qui agissent, qui sont indépendantes, autonomes et égales entre elles ainsi que sur le principe selon lequel nous avons tous des intérêts et des droits. L’éthique de la sollicitude ne voit pas à la base l’individu isolé des autres. Chaque personne est ancrée dans des relations liant non seulement des personnes égales entre elles, mais aussi des êtres qui ne le sont pas. Ces relations sont placées sous le sceau de la responsabilité. Pour Eva Feder Kittay, il serait fatal de considérer les relations de dépendance simplement comme «regrettables», donc à éviter ou à minimiser. Mieux vaut une relation dans le cadre de laquelle la dépendance est admise et la question de savoir comment elle peut aboutir à un sincère respect mutuel est étudiée, ceci grâce à une relation affective positive, à une attitude de sympathie mutuelle. Par exemple une aide apportée au moment d’un geste intime n’est dès lors plus gênante, mais ressentie par les parties impliquées comme une marque de confiance et de sérieux, empreinte de respect et de dignité. Si, en même temps, la sollicitude est reconnue et rémunérée à sa juste valeur,
elle n’est plus incompatible avec la justice. D’ailleurs, la dépendance peut toucher chacun d’entre nous au cours des différentes phases de la vie. Faire l’expérience de la dépendance soimême d’une part, que l’on soit enfant, malade ou âgé, et en assumer la responsabilité en tant que soignant d’autre part, voilà ce qui caractérise l’espèce humaine. Les relations de dépendance devraient être déstigmatisées et revendiquées aussi dans l’espace public: faire preuve de sollicitude c’est «assumer la responsabilité du bien-être de l’autre», ce qui va bien au-delà de la simple «protection contre les ingérences inacceptables et les garanties d’égalité des chances».